Langue française : en finir avec le culte de l’orthographe

Alors que l’Académie française vient de livrer la neuvième édition de son dictionnaire, le linguiste Christophe Benzitoun, invité du podcast Trait d’Union, propose une lecture matérialiste de notre rapport à la langue. Loin des postures déclinistes, il décrit une orthographe devenue un outil de sélection sociale et plaide, en écho aux débats sur la créolisation et la francophonie, pour une gouvernance démocratique du français.

Alors que les académiciens célèbrent, non sans une certaine autosatisfaction, la finalisation de leur dictionnaire (un travail entamé dans les années 80), Christophe Benzitoun vient jeter un pavé dans la mare. Au micro de Trait d’Union, le maître de conférences à l’Université de Lorraine et membre du collectif Tract des linguistes invite à regarder cette actualité pour ce qu’elle est : le symbole d’une gestion archaïque de la langue.

Pour lui, il est temps de distinguer le français, langue vivante, parlée par 300 millions de locuteurs, de l’orthographe, code graphique figé qui sert trop souvent de barrière à l’entrée.

L’orthographe contre la langue : la grande confusion

Pour comprendre l’enjeu politique, il faut d’abord accepter une distinction scientifique que les puristes s’efforcent de brouiller : l’orthographe n’est pas la langue.

La langue française (orale, vivante) se porte bien. Elle évolue, se métisse, et reste l’une des plus parlées au monde. L’orthographe, elle, est une convention graphique, un code arbitraire censé transcrire cette langue. Or, comme l’explique Christophe Benzitoun, le code français est l’un des plus dysfonctionnels au monde.

Là où l’espagnol ou l’italien demandent un à deux ans à un enfant pour maîtriser la lecture et l’écriture, le système français en exige dix. Pourquoi ? Parce que notre orthographe a conservé les traces d’une prononciation disparue depuis des siècles (le « ent » de ils mangent, les lettres muettes) et a empilé des règles contradictoires sans jamais se rationaliser. Ce décalage immense entre l’oral et l’écrit n’est pas une fatalité, c’est un choix historique.

L’Académie face au réel

L’entretien dresse un constat sévère de l’institution du Quai Conti. Christophe Benzitoun rappelle que l’Académie française, dernière structure d’Ancien Régime, fonctionne sans linguistes professionnels. Cette absence d’expertise couplée à la lenteur de production explique que le dictionnaire qui, à peine sorti, semble déjà en décalage avec les usages contemporains.

Cette inertie n’est pas neutre politiquement. Elle valide une vision patrimoniale et figée du français, là où les usages réels témoignent d’une vitalité tout autre. C’est ici que le propos du linguiste rejoint le concept de créolisation porté notamment par Jean-Luc Mélenchon ou encore le rapport d’Aurélien Taché sur la Francophonie. 

Loin d’être un « grand remplacement » linguistique, les emprunts, les néologismes et les hybridations (qu’ils viennent de l’anglais ou d’autres horizons) sont les signes d’une langue qui fonctionne. Le français n’est pas un marbre froid, c’est une chose commune qui se nourrit des contacts.

Un outil de tri social

Loin du roman national d’une langue « pure », l’histoire de notre orthographe est celle d’une confiscation. Christophe Benzitoun rappelle que jusqu’au XVIIe siècle, on écrivait peu ou prou comme on prononçait. Le tournant s’opère avec la création de l’Académie française.

À l’époque, les « Immortels » tranchent un débat décisif : faut-il une orthographe phonétique (accessible au peuple) ou étymologique (réservée aux lettrés) ? L’Académie choisit la seconde option avec un objectif assumé, écrit noir sur blanc : « distinguer les gens de lettres des ignorants et des simples femmes ».

« L’orthographe a remplacé la royauté de droit divin. On l’a sacralisée comme une religion d’État avec ses tables de la loi et ses interdits, interdisant au citoyen de la questionner. »

Dès lors, la complexité n’est plus un accident, mais une fonction. Elle sert à trier. Aujourd’hui encore, la maîtrise de l’accord du participe passé ou des pluriels en « x » (bijoux, cailloux…) agit comme un marqueur de classe. Elle permet de délégitimer la parole de l’autre, non sur le fond de ses idées, mais sur la forme de son expression.

L’école : la machine à trier par la dictée

Cette complexité artificielle a des conséquences désastreuses sur notre système éducatif. La dictée traditionnelle, érigée en monument national, est selon le linguiste un outil pédagogique inefficace. Elle ne permet pas d’apprendre, mais seulement de sanctionner.

Le temps passé à apprendre par cœur des exceptions arbitraires est du temps perdu pour l’apprentissage de la rhétorique, de l’argumentation ou de la littérature. Pire, ce système est une double peine pour les élèves issus de milieux populaires et pour les élèves dyslexiques, pour qui l’opacité du code français est un handicap majeur (4 à 5% des élèves d’une classe d’âge sont dyslexiques). 

Christophe Benzitoun rappelle qu’en 1901, le ministre de l’Instruction publique avait signé un arrêté pour… abolir l’accord du participe passé avec l’auxiliaire avoir ! Il y a 120 ans, la République avait conscience que pour démocratiser l’école, il fallait simplifier l’outil. Aujourd’hui, une telle proposition provoquerait une levée de boucliers réactionnaire. Nous avons régressé sur la question démocratique de la langue.

 

Vers une politique linguistique de gauche ?

Au-delà du constat, Christophe Benzitoun ne prône pas le chaos, mais la rationalisation. Il s’agit de nettoyer la langue de ses incohérences pour le rendre accessible, comme ont su le faire l’Italie, l’Allemagne ou le Portugal.

Pour Trait d’Union, il détaille un programme de politique linguistique en trois axes précis :

Rationaliser de l’orthographe 

Il ne s’agit pas d’écrire en phonétique, mais de supprimer les incohérences qui transforment l’apprentissage en par cœur inutile. 

Benzitoun propose notamment des mesures ciblées :

  • La régularisation des pluriels : Généraliser le « s » et supprimer le « x » final (écrire bijous, caillous) qui n’a aucune justification étymologique ou phonétique.
  • Le nettoyage des consonnes doubles : Harmoniser l’écriture des consonnes (les « n », « t », « l ») lorsqu’elles ne s’entendent pas, pour alléger la charge cognitive des élèves.
  • La fin des lettres muettes parasites : Supprimer les lettres qui ne servent ni à la prononciation ni à l’histoire du mot (comme le i de oignon)

Créer un « Collège des Francophones » 

Pour sortir du parisiano-centrisme, le linguiste plaide pour la création d’une instance internationale, représentative de tous les locuteurs (Belgique, Suisse, Québec, Afrique francophone…). Ce collège aurait pour mandat de gérer l’évolution de la langue de manière démocratique et synchronisée, remplaçant de fait une Académie française.

Un service public du dictionnaire 

Plutôt que d’attendre 90 ans une mise à jour académique, C. Benzitoun propose de refinancer la recherche publique (CNRS, universités) pour créer un dictionnaire numérique, gratuit et actualisé en temps réel. Il s’agirait de moderniser le Trésor de la Langue Française, en utilisant les technologies actuelles pour offrir aux citoyens un outil de référence fiable et vivant.

Il ne s’agit plus de « défendre » le français contre des ennemis imaginaires, mais de le rendre, concrètement, à ceux qui le parlent.

🎧 À écouter : Trait d’Union – « Qui veut la peau du français ? », disponible sur toutes les plateformes.

📚 À lire :

  • « Qui veut la peau du français ? » (Éditions Le Robert, 2021) – Christophe Benzitoun 
  • « Le français va très bien, merci » (Éditions Gallimard, coll. Tracts, 2023) – Ouvrage collectif avec les « Linguistes atterrés ».
  • « Le Cahier d’activités des linguistes atterrés » (Éditions Le Robert, 2024) – Pour jouer avec la langue et dédramatiser l’orthographe (Collectif).

 

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